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jeudi, 19 septembre 2019

LES AMIS INCONNUS (Jules Supervielle)

Il vous naît un poisson qui se met à tourner
Tout de suite au plus noir d'une lame profonde,
Il vous naît une étoile au-dessus de la tête,
Elle voudrait chanter mais ne peut faire mieux
Que ses sœurs de la nuit, les étoiles muettes.


Il vous naît un oiseau dans la force de l'âge
En plein vol, et cachant votre histoire en son cœur
Puisqu'il n'a que son cri d'oiseau pour la montrer,
Il vole sur les bois, se choisit une branche
Et s'y pose ; on dirait qu'elle est comme les autres.


Où courent-ils ainsi ces lièvres, ces belettes,
Il n'est pas de chasseur encore dans la contrée
Et quelle peur les hante et les fait se hâter,
L'écureuil qui devient feuille et bois dans sa fuite,
La biche et le chevreuil soudain déconcertés ?


Il vous naît un ami et voilà qu'il vous cherche,
Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux,
Mais il faudra qu'il soit touché comme les autres
Et loge dans son cœur d'étranges battements
Qui lui viennent des jours qu'il n'aura pas vécus.


Et vous que faites-vous, ô visage troublé,
Par ces brusques passants, ces bêtes, ces oiseaux,
Vous qui vous demandez, vous, toujours sans nouvelles :
Si je croise jamais un des amis lointains
Au mal que je lui fis, vais-je le reconnaître ?


Pardon pour vous, pardon pour eux, pour le silence
Et les mots inconsidérés,
Pour les phrases venant de lèvres inconnues
Qui vous touchent de loin comme balles perdues,
Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux.

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Jules Supervielle (1884-1960), Les amis inconnus, 1934

vendredi, 06 septembre 2019

Raymond QUENEAU : PAUVRE TYPE

Toto a un nez de chèvre et un pied de porc

Il porte des chaussettes

En bois d'allumette

Et se peigne les cheveux

Avec un coupe-papier qui a fait long feu

S'il s'habille les murs deviennent gris

S'il se lève le lit explose

S'il se lave l'eau s'ébroue

Il a toujours dans sa poche

Un vide-poche

Pauvre type.

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samedi, 31 août 2019

BONJOUR SEPTEMBRE

Bonjour septembre

J'entends tes pas

Qui craquent sur le sol

De tes feuilles tombées

Me gorger de balades

Sous ton ciel bleu

Ou ton ciel gris

Me rend heureuse

Dans la fraîcheur

De tes jours.

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lundi, 26 août 2019

VIRELAI : SUIS-JE, SUIS-JE, SUIS-JE BELLE ? (Eustache DESCHAMPS 1346-1406)

Suis-je, suis-je, suis-je belle ?
Il me semble, à mon avis,
Que j'ai beau front et visage doux
Et les lèvres rouges ;
Dites-moi si je suis belle.

J'ai les yeux vifs, les sourcils fins,
Les cheveux blonds, le nez régulier,
Rond le menton et blanche la gorge ;
Suis-je, suis-je, suis-je belle ?

J'ai la poitrine ferme et fière,
Longs les bras,  les doigts fins,
Et la taille fine aussi ;
Dites-moi si je suis belle.

J'ai une jolie courbe des reins, 
Le dos cambré, et le fessier avantageux,
Cuisses et jambes bien faites ;
Suis-je, suis-je, suis-je belle ?

J'ai les pieds mignons et petits,
Faciles à chausser, avec de beaux habits,
Je suis gaie et insouciante ;
Dites-moi si je suis belle.

J'ai des manteaux fourrés de gris,
J'ai des chapeaux, de belles tenues
Et plusieurs broches d'argent ;
Suis-je, suis-je, suis-je belle ?

J'ai des draps de soie et tabis,
J'ai des draps d'or ou blancs ou bruns,
J'ai mainte bonne chose ;
Dites-moi si je suis belle.

Je n’ai que quinze ans, je vous le dis ;
Mon trésor est vraiment joli,
Je le garderai sous clé ;
Suis-je, suis-je, suis-je belle ?

Il devra être hardi
Celui qui sera mon ami,
Qui aura une telle jeune fille ;
Dites-moi si je suis belle.

Et par Dieu je lui promets
Que je lui serai très fidèle, 
Toute ma vie si je peux ;
Suis-je, suis-je, suis-je belle ?

S’il est courtois et généreux,
Vaillant, habile et bien éduqué,
Il me gagnera à sa cause ;
Dites-moi si je suis belle.

C'est le paradis sur terre
Que d'avoir pour toujours une dame,
Aussi fraîche, et aussi jeune ;
Suis-je, suis-je, suis-je belle ?

Ne soyez pas peureux,
Pensez à ce que j’ai dit ;
Ici finit ma chansonnette ;
Suis-je, suis-je, suis-je belle ?

 

https://www.moyenagepassion.com/index.php/moyen-age/musiq...

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jeudi, 11 juillet 2019

UN SEUL UNIVERS

Où dorment les papillons la nuit ?

Y a-t-il encore de l'eau dans les puits ?

Si les anges ne font pas de bruit

Si la lune dans le ciel luit

Si les paroles nous divisent

Je préfère faire mon analyse

Je suis un animal avant tout

Sans être un casse-cou ni un fou

Nous vivons dans un seul univers

Nous partageons ensemble la terre.

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mardi, 09 juillet 2019

Victor HUGO ( A André CHENIER - Les Contemplations)

Oui, mon vers croit pouvoir, sans se mésallier,
Prendre à la prose un peu de son air familier.
André, c’est vrai, je ris quelquefois sur la lyre.
Voici pourquoi. Tout jeune encor, tâchant de lire
Dans le livre effrayant des forêts et des eaux,
J’habitais un parc sombre où jasaient des oiseaux,
Où des pleurs souriaient dans l’œil bleu des pervenches ;
Un jour que je songeais seul au milieu des branches,
Un bouvreuil qui faisait le feuilleton du bois
M’a dit : — Il faut marcher à terre quelquefois.
La nature est un peu moqueuse autour des hommes ;
Ô poëte, tes chants, ou ce qu’ainsi tu nommes,
Lui ressembleraient mieux si tu les dégonflais.
Les bois ont des soupirs, mais ils ont des sifflets.
L’azur luit, quand parfois la gaîté le déchire ;
L’Olympe reste grand en éclatant de rire ;
Ne crois pas que l’esprit du poëte descend
Lorsque entre deux grands vers un mot passe en dansant.
Ce n’est pas un pleureur que le vent en démence ;
Le flot profond n’est pas un chanteur de romance ;
Et la nature, au fond des siècles et des nuits,
Accouplant Rabelais à Dante plein d’ennuis,
Et l’Ugolin sinistre au Grandgousier difforme,
Près de l’immense deuil montre le rire énorme.

Les Roches, juillet 1830.
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mercredi, 26 juin 2019

LA SALLE A MANGER (Francis JAMMES 1868-1938)

Il y a une armoire à peine luisante
qui a entendu les voix de mes grand-tantes
qui a entendu la voix de mon grand-père,
qui a entendu la voix de mon père.
À ces souvenirs l’armoire est fidèle.
On a tort de croire qu’elle ne sait que se taire,
car je cause avec elle.

Il y a aussi un coucou en bois.
Je ne sais pourquoi il n’a plus de voix.
Je ne peux pas le lui demander.
Peut-être bien qu’elle est cassée,
la voix qui était dans son ressort,
tout bonnement comme celle des morts.

Il y a aussi un vieux buffet
qui sent la cire, la confiture,
la viande, le pain et les poires mûres.
C’est un serviteur fidèle qui sait
qu’il ne doit rien nous voler.

Il est venu chez moi bien des hommes et des femmes
qui n’ont pas cru à ces petites âmes.
Et je souris que l’on me pense seul vivant
quand un visiteur me dit en entrant :
- comment allez-vous, monsieur Jammes ?

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dimanche, 09 juin 2019

Paul VERLAINE : LES INGENUS

Les hauts talons luttaient avec les longues jupes,
En sorte que, selon le terrain et le vent,
Parfois luisaient des bas de jambes, trop souvent
Interceptés ! – et nous aimions ce jeu de dupes.

Parfois aussi le dard d’un insecte jaloux
Inquiétait le col des belles sous les branches,
Et c’était des éclairs soudains de nuques blanches,
Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous.

Le soir tombait, un soir équivoque d’automne :
Les belles, se Pendant rêveuses à nos bras,
Dirent alors des mots si spécieux, tout bas,
Que notre âme depuis ce temps tremble et s’étonne.

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mercredi, 22 mai 2019

DANS LA NUIT

Les couleurs du jour

Après les heures qui courent

Deviennent horizontales

La nuit triomphale

Vole le feu du ciel

L'édredon devient miel

Les rêves se démêlent.

 

 

(en photo, ver luisant dans la pelouse de mon jardin, il y a quelques années)

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jeudi, 09 mai 2019

LE THE (Théodore de BANVILLE (1823-1891)

Miss Hellen, versez-moi le Thé

Dans la belle tasse chinoise,

Où des poissons d'or cherchent noise

Au monstre rose épouvanté.

J'aime la folle cruauté

Des chimères qu'on apprivoise :

Miss Hellen, versez-moi le Thé

Dans la belle tasse chinoise.

Là sous un ciel rouge irrité,

Une dame fière et sournoise

Montre en ses longs yeux de turquoise

L'extase et la naïveté ;

Miss Hellen, versez-moi le Thé.

 

(Théodore de Banville est né à Moulins. Venu à Paris à l'âge de 7 ans, ce fils d'aristocrates républicains refusant l'ordre bourgeois, cette "apothéose de l'épicerie", affirme très tôt son engouement pour la poésie. Il imite les genres poétiques moyenâgeux, écrit des pièces de théâtre en vers. Sur la fin de sa vie, la prose l'emporte sur la poésie).

 

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